L'orgue du Sultan

Je vais aller passer quelques jours à Istanbul début décembre. Le voyage est à la base professionnel, mais j'en profiterai rester deux jours de plus afin de (re) visiter un peu la ville déjà vue il y a plus d'une vingtaine d'années.

Pour préparer mon mini séjour personnel, j'ai commencé par voir s'il y avait des orgues dans la ville. Evidemment, la liste est très ténue; je ne m'attendais par à autre chose dans un pays à majorité musulmane.

Par contre, je suis tombé au cours de mes recherches googlesques sur l'orgue du Sultan, offert par la Reine Elizabeth I d'Angleterre au Sultant Mehmet III en 1599. Histoire que j'avais lue sur différents ouvrages mais qui m'était sorti de la tête...

L'orgue est plus un automate qu'autre chose (il faut dire que trouver des organistes en Turquie ottomane à l'aube du XVIème siècle ne devait pas être chose aisée). Orgue, horloge, personnages mouvants (et parlant   ) tout devait pouvoir fonctionner de façon autonome; l'illustration ci-dessous en résume les principales fonctions :



Une simple question aux experts : est-ce que l'on sait ce qu'il est advenu de cet instrument ? Par le plus grand des hasards, serait-il (encore) visible quelque part, même en morceaux ?

J'ai trouvé la réponse à ma question, à la lecture de ce petit livre :



Après bien des péripéties (le voyage de Londres à Istanbul a duré de Février à Août 1599), l'orgue a été joué pour la première fois devant le Sultan Mehmet III en Septembre 1599. Il a été tellement enchanté du résultat qu'il a voulu que le facteur d'orgue, Robert Dallam, reste à demeure à Istanbul. Son départ de Turquie a été des plus mouvementés...

A la vue du récit, M. Richaud n'a plus le droit de se plaindre de tous les malheurs qu'il a a subir quand il va sur ses chantiers...  

Je traduis la fin du livre, qui répond à la question du devenir de l'orgue :

"Le Sultan Mehmet III est mort en 1603. Son fils de 13 ans Ahmet I lui a succédé; sa mère, d'origine grecque, a été co-régente jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de 15 ans. Fervent musulman, Ahmet a fait ériger la Mosquée qui porte son nom, connue sous le nom de Mosquée Bleue. Il a aussi démontré sa ferveur religieuse dans son aversion pour toute représentation d'êtres vivants [NdT : l'orgue comprenait des statues, dont celle de la Reine Elizabeth I ainsi que des oiseaux]. Il a doncpersonnellement détruit l'orgue de Dallam, selon des récits convergents de l'époque. Pour ce faire il a utilisé une masse d'armes, et ordonné que les débris soient ensuite brûlés. Le cadeau (fait au Sultan) aura donc vécu environ 5 ans."

L'histoire est parfois cruelle : par la suite nombre d'instruments de Robert Dallam subiront un sort similaire, mais cette fois-ci chez lui, en Angleterre. Presque tous seront massacrés par les troupes de Cromwell lors de la période troublée du Commonwealth...

Deux choses sont infinies : l'univers et la bêtise humaine.
Malheureusement, pour l'Univers, on n'en a pas encore la certitude.

A. EINSTEIN

darinze a écrit:

Deux choses sont infinies : l'univers et la bêtise humaine.
Malheureusement, pour l'Univers, on n'en a pas encore la certitude.

A. EINSTEIN

Superbe citation, merci darinze...

Dans le contexte très specifique de la difficile acceptation de l'orgue dans cette partie du Monde, où pourtant il est né il y quelques 23 siècles, j'ai été frappé des raisons avancées pour détruire cet orgue d'exception.

La scène s'est passée au tournant des XVIème et XVIIème siècle, soit 150 ans environ après la chûte de Constantinople. La destruction de l'orgue semble avoir été inspirée, si j'en crois l'ouvrage cité, par la représentation d'êtres vivants. Une frénésie qui n'était pas une première, puisque la querelle des iconoclastes avait sécoué le très chrétien Empire byzantin quelques siècles plus tôt. Le syncrétisme que l'on pouvait trouver entre les deux religions qui se sont opposées violemment au Levant entre le VIIème siècle au XIVème siècle est d'ailleurs parfois troublant; car outre le fait que les représentations d'êtres vivants ont fait l'objet de vagues de destructions plus ou moins étendues (encore que pour les Byzantins c'étaient surtout les représentations divines et sacrées qui étaient visées), il est intéressant de relever que ni dans les Eglises orthodoxes grecques, ni dans les Mosquées on ne pouvait trouver d'instrument de musique, qu'il s'agisse d'orgues ou de tout autre instrument. La prohibition de toute forme musicale autre que le chant (orthodoxe) ou la psalmodie (musulman) tient d'ailleurs sauf erreur de ma part aux mêmes raisons : la musique était accusée de détourner l'attention des fidèles de la prière. C'est probablement la même raison qui a retardé l'introduction de l'orgue en Occident dans les Eglises après sa réapparition au VIIIème siècle.

Aujourd'hui, le rejet de l'orgue au Moyen et au Proche-Orient me semble tenir à des raisons différentes. C'est sa coloration religieuse qui le tient en méfiance. Réintroduit par les puissances coloniales essentiellement au XIXème siècle après plus de six siècles d'absence, on ne le voyait que dans les Eglises, d'où l'amalgame religieux...

Il est dommage que ce sujet qui m'intéresse tout particulièrement ne fasse pas l'objet de publications spécifiques. Beaucoup de suppositions basées sur des rapprochements et / ou des observations empiriques, mais assez peu de faits pour corroborer ces observations.